Entretien avec Jacques Rancière
ALICE – Dans La Mésentente, vous cherchez à définir la politique au plus loin de la tradition philosophique. Vous mettez notamment au jour ce que vous appelez la « part des sans-part », qui met en crise la classique répartition des places et des fonctions dans une communauté. C’est ce qui vous conduit à appréhender la politique à partir de la notion de « partage du sensible ». Cette expression donne-t-elle à vos yeux la clef de la jonction nécessaire entre pratiques esthétiques et pratiques politiques ?
JACQUES RANCIÈRE – J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage. Le citoyen, dit Aristote, est celui qui a part au fait de gouverner et d’être gouverné. Mais une autre forme de partage a déjà précédé cet avoir part. Les artisans, a dit Platon, n’ont pas le temps de se consacrer à autre chose que leur travail. Ils ne peuvent pas être ailleurs parce que le travail n’attend pas. Le partage du sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait et du lieu où il est. Avoir telle occupation en tel type de lieu définit des compétences ou des incompétences au commun. Cela définit le fait d’être ou non visible dans un espace commun, doué d’une parole commune, etc. Il y a donc, à la base de la politique une « esthétique », à entendre en un sens kantien, éventuellement revisité par Foucault : un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps.
C’est à partir de cette esthétique première que l’on peut poser la question des « pratiques esthétiques », au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire des formes de visibilité des pratiques de l’art, du lieu qu’elles occupent, de ce qu’elles « font » au regard du commun. Avant de se fonder sur le contenu immoral des fables, la proscription platonicienne des poètes se fonde sur l’impossibilité de faire deux choses en même temps. La question de la fiction est d’abord une
question de distribution des lieux. Du point de vue platonicien, la scène du théâtre, qui est à la fois l’espace d’une activité publique et le lieu d’exhibition des fantasmes, brouille le partage des identités, des activités et des espaces. De même, le mutisme bavard de l’écriture détruit toute assise légitime de la circulation de la parole, du rapport entre les effets de la parole et les positions des corps dans l’espace commun. Platon dégage ainsi deux grands modèles, deux grandes formes d’existence de la parole, le théâtre et l’écriture – qui seront aussi des formes de structuration pour le régime des arts en général. Et celles-ci s’avèrent d’emblée compromises avec un certain régime de la politique, un régime d’indétermination des identités, de délégitimation des positions de parole, de dérégulation des partages de l’espace et du temps. Il leur oppose une troisième forme, une bonne forme de l’art, la forme chorégraphique de la communauté qui chante et danse sa propre unité. En somme Platon dégage trois manières dont des pratiques de la parole et du corps proposent des figures de communauté. Il y a la surface des signes muets : surface des signes qui sont comme des peintures. Et il y a l’espace du mouvement des corps qui se divise en deux : le mouvement des simulacres de la scène offert aux identifications du public et le mouvement authentique, le mouvement propre des corps communautaires.
La surface des signes « peints », le dédoublement du théâtre, le rythme du choeur dansant : on a là trois formes de partage du sensible structurant la manière dont des arts peuvent être perçus et pensés comme arts et comme formes d’inscription du sens de la communauté. Ces formes définissent la manière dont des œuvres ou performances « font de la politique » quels que soient par ailleurs les intentions qui y président, les modes d’insertion sociaux des artistes ou la façon dont les formes artistiques réfléchissent les structures ou les mouvements sociaux. Lorsque paraissent Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale, ces ouvrages sont tout de suite perçus comme « la démocratie en littérature », malgré la posture aristocratique et le conformisme politique de leur auteur. Son refus même de confier à la littérature aucun message est considéré comme un témoignage de l’égalité démocratique. Il est démocrate, disent ses adversaires, par son parti pris de peindre au lieu d’instruire. Cette égalité d’indifférence est la conséquence d’un parti pris poétique : l’égalité de tous les sujets, c’est la négation de tout rapport de nécessité entre une forme et un contenu déterminés. Mais cette indifférence, qu’est-elle en définitive sinon l’égalité même de tout ce qui advient sur une page d’écriture, égalité qui détruit toutes les hiérarchies de la représentation et institue aussi la communauté des lecteurs comme communauté sans légitimité, communauté dessinée par la seule circulation aléatoire de la lettre ?
Il y a ainsi une politicité sensible d’emblée attribuée à des grandes formes de partage esthétique comme le théâtre, la page ou le chœur. D’un côté ces « politiques » suivent leur logique propre et elles reproposent leurs services à des époques et dans des contextes très différents. Pensons à la manière dont ces paradigmes ont fonctionné dans le nœud art/politique à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Pensons au rôle assumé par le paradigme de la page sous ses différentes formes : il y a la démocratie romanesque, la démocratie indifférente de l’écriture telle que la symbolisent le roman et son public. Il y a la culture typographique qui a joué un rôle si important dans le mouvement Arts and Crafts et dans tous ses dérivés (Arts décoratifs, Bauhaus, etc.) où s’est définie une idée du mobilier – au sens large – de la communauté nouvelle, qui a aussi inspiré l’idée de la surface picturale, des formes comme signes, des murs des édifices publics… Pensons à la manière dont ce paradigme de la surface des signes/formes s’est opposé ou mêlé au paradigme théâtral de la présence – et aux diverses formes que ce paradigme a pu prendre lui-même, de la figuration symboliste de la légende collective au chœur en acte des hommes nouveaux. La politique se joue là comme rapport de la scène et de la salle, signification du corps de l’acteur, jeux de la proximité ou de la distance. Les proses critiques de Mallarmé mettent exemplairement en scène le jeu des renvois, oppositions ou assimilations entre ces formes, depuis le théâtre intime de la page ou la chorégraphie calligraphique jusqu’à l’« office » nouveau du concert.
D’un côté donc ces formes apparaissent comme porteuses de figures de communauté égales à elles-mêmes dans des contextes très différents. Mais inversement elles sont susceptibles d’être assignées à des paradigmes politiques contradictoires. Je pense à la manière dont la scène tragique, porteuse pour Platon du syndrome démocratique, a pu être à l’inverse dans le système classique de la représentation la scène de visibilité d’un monde en ordre, gouverné par la hiérarchie des sujets et l’adaptation des situations et manières de parler à cette hiérarchie. Je pense au statut paradoxal du modèle du « bon orateur », à la manière dont l’éloquence démocratique démosthénienne a pu signifier, tout au long de l’âge monarchique, une excellence de la parole elle-même posée comme l’attribut imaginaire de la puissance suprême. J’ai cité ces trois formes à cause de leur repérage conceptuel platonicien et de leur constance historique. Elles ne définissent évidemment pas la totalité des manières dont des figures de communauté se trouvent esthétiquement dessinées. L’important, c’est que c’est à ce niveau-là, celui du découpage sensible du commun de la communauté, des formes de sa visibilité et de son aménagement, que se pose la question du rapport esthétique/politique. C’est à partir de là qu’on peut penser les interventions politiques des artistes, depuis les formes littéraires romantiques du déchiffrement de la société jusqu’aux modes contemporains de la performance et de l’installation, en passant par la poétique symboliste du rêve ou la suppression dadaïste ou constructiviste de l’art.
ALICE – Certaines des catégories les plus centrales pour penser la création artistique du vingtième siècle, à savoir celles de modernité, d’avant-garde et, depuis quelque temps, de post-modernité, se trouvent avoir également un sens politique. Vous semblent-elles d’un quelconque intérêt pour concevoir en des termes précis ce qui attache « l’esthétique » au « politique » ?
JACQUES RANCIÈRE – Je ne crois pas que les notions de modernité et d’avant-garde aient été bien éclairantes pour penser les rapports de l’esthétique au politique. Elles mêlent en effet deux choses bien différentes : l’une est celle de l’historicité propre à un régime des arts en général. L’autre est celle des décisions de rupture ou d’anticipation qui s’opèrent à l’intérieur de ce régime. D’un côté la notion de modernité esthétique recouvre, sans lui donner aucun concept, la singularité d’un régime particulier des arts, c’est-à-dire d’un type spécifique de lien entre des modes de production d’œuvres ou de pratiques, des formes de visibilité de ces pratiques et de modes de conceptualisation des unes et des autres. Le régime esthétique des arts, qui est le vrai nom de ce que beaucoup nomment modernité, noue des pratiques, des modes d’interprétation, des dispositifs institutionnels autour d’une idée de l’œuvre comme effectuation directe de la pensée dans les formes sensibles, non médiatisée par les modes et les règles de la représentation, c’est-à-dire, en dernière instance, qu’elle donne aux entités spécifiques de l’art un statut ontologique particulier et pose les questions de la politique à partir de ce statut. Sur ce point, la référence indépassable est l’idée schillérienne de l’Éducation esthétique de l’homme. C’est elle qui fixe l’idée que domination et servitude sont d’abord des distributions ontologiques (activité de la pensée contre passivité de la matière sensible) et qui définit un état neutre, un état de double annulation où activité de pensée et réceptivité sensible deviennent une seule réalité, constituent comme une nouvelle région de l’être – celle de l’apparence et du jeu libres – qui rend pensable cette égalité que la Révolution française montre impossible à matérialiser directement. C’est ce mode spécifique d’habitation du monde sensible qui doit être développé par l’« éducation esthétique » pour former les hommes susceptibles de vivre dans une communauté politique libre.
C’est cela la politique spécifique du régime esthétique des arts. Faut-il l’appeler « moderne » ? Il est bien vrai qu’elle se forge à un moment historique déterminé et qu’elle est quelque chose comme une variante originaire de l’idée de l’émancipation humaine qui marque la période allant des révolutions du XVIIIe siècle à celles du XXe. Mais le concept de modernité prétend dire plus que cela. Il prétend définir l’époque des révolutions politiques et esthétiques comme un temps voué – pour le meilleur ou pour le pire – à la réalisation d’une détermination ontologique spécifique et obligé de toujours vouloir du nouveau jusqu’à l’épuisement même de l’idée de modernité. C’est là confondre les propriétés d’un régime des arts et d’un mode de pensée de la politique avec les formes programmatiques et les décisions de rupture qu’ils suscitent. Ceux qui exaltent ou dénoncent la « tradition du nouveau » oublient que celle-ci ne va pas sans son complément, « la nouveauté de la tradition ». Le régime esthétique des arts n’a pas commencé avec des décisions de rupture artistique. Il a commencé avec des décisions de réinterprétation de ce que fait ou ce qui fait l’art : Vico découvrant le « véritable Homère », c’est-à-dire non pas un inventeur de fables et de caractères mais un témoin du langage et de la pensée imagés des peuples de l’ancien temps ; Hegel marquant le vrai sujet de la peinture de genre hollandaise : non point des histoires d’auberge ou des descriptions d’intérieurs, mais la liberté d’un peuple, imprimée en reflets de lumière ; Hölderlin réinventant la tragédie grecque ; Balzac opposant la poésie du géologue qui reconstitue des mondes à partir de traces et de fossiles à celle qui se contente de reproduire quelques agitations de l’âme ; Mendelssohn rejouant la Passion selon Saint-Mathieu, etc. Le régime esthétique des arts est d’abord un régime nouveau du rapport à l’ancien, une manière de constituer comme principe même d’artisticité un rapport d’expression d’un temps et d’un état de civilisation qui, auparavant, était la part « non-artistique ». Il invente ses révolutions sur la base de la même idée qui lui fait inventer le musée et l’histoire de l’art, la notion de classicisme et les formes nouvelles de la reproduction… Et il se voue à l’invention de formes nouvelles de vie sur la base d’une idée de ce que l’art a été, aurait été. Lorsque les futuristes ou les constructivistes proclament la fin de l’art et l’identification de ses pratiques avec celles qui édifient, rythment ou décorent les espaces et les temps de la vie commune, ils proposent une fin de l’art comme identification avec la vie de la communauté qui est tributaire de la relecture schillérienne et romantique de l’art grec comme mode de vie d’une communauté – tout en communiquant, par ailleurs, avec les nouvelles manières des inventeurs publicitaires qui ne proposent, eux, aucune révolution mais seulement une nouvelle manière de vivre parmi les mots, les images et les marchandises. Modernité est un terme équivoque qui voudrait trancher dans la configuration complexe du régime esthétique des arts, retenir les formes de rupture, les gestes iconoclastes, etc., en les séparant du contexte qui les autorise ; la reproduction généralisée, l’interprétation, l’histoire, le musée, le patrimoine… La notion de modernité voudrait qu’il y ait un sens unique alors que la temporalité propre du régime esthétique des arts est celle d’une co-présence de temporalités hétérogènes. Elle constitue donc une volonté et une manière d’interpréter internes au régime esthétique qui y jouent un rôle très important mais qui sont évidemment totalement inadéquats pour le définir et plus encore pour marquer le lien entre esthétique et politique. Il y a assurément des modes de la subjectivation politique qui sont spécifiques à l’âge des révolutions des trois derniers siècles. Mais la notion de « modernité » ne dit strictement rien sur leur contenu. Quant à la « post-modernité », c’est, je pense, le nom sous lequel certains ont pris conscience, comme artistes ou penseurs, de l’absence de sens unique. Il y a quelque présomption à faire de cette reconnaissance une coupure historique, une « fin » réelle de la modernité et à s’en proclamer les prophètes. La notion d’avant-garde a dû, pour moi, son succès moins à la connexion commode qu’elle propose entre l’idée artistique de la nouveauté et l’idée de la direction politique du mouvement qu’à la connexion plus secrète qu’elle opère entre deux idées de 1’« avant-garde ». Il y a la notion topographique et militaire de la force qui marche en tête, qui détient l’intelligence du mouvement, résume ses forces, détermine le sens du mouvement historique et choisit les orientations politiques subjectives. Bref il y a cette idée qui lie la subjectivité politique à une certaine forme – celle du parti, détachement avancé tirant sa capacité dirigeante de sa capacité à lire et interpréter les signes de l’histoire. Et il y a cette autre idée de l’avant-garde qui s’enracine dans l’anticipation esthétique de l’avenir, selon le modèle schillérien. Si le concept d’avant-garde a un sens dans le régime esthétique des arts, c’est de ce côté-là : pas du côté des détachements avancés de la nouveauté artistique, mais du côté de l’invention des formes sensibles, du mobilier, etc. d’une vie à venir. C’est cela que l’avant-garde « esthétique » a apporté à l’avant-garde « politique », ou qu’elle a voulu et cru lui apporter, en transformant la politique en programme total de vie. L’histoire des rapports entre partis et mouvements esthétiques est d’abord celle d’une confusion parfois complaisamment entretenue, à d’autres moments violemment dénoncée, entre ces deux idées de l’avant-garde, qui sont en fait deux idées différentes de la subjectivité politique : l’idée du parti, c’est-à-dire l’idée d’une intelligence politique qui résume les conditions essentielles du changement, et l’idée de la subjectivité politique globale, l’idée de la virtualité dans les modes d’expérience sensibles novateurs de formes de la communauté à venir.
ALICE – Dans l’un de vos textes (« L’inoubliable », in Arrêt sur histoire) vous faites un rapprochement entre le développement des arts « mécaniques » que sont la photographie et le cinéma et la naissance de la « nouvelle histoire ». Pouvez-vous expliciter ce rapprochement ? L’idée de Benjamin selon laquelle, au début de ce siècle, les masses acquièrent en tant que telles une visibilité à l’aide de ces arts, correspond-elle à ce rapprochement ?
JACQUES RANCIÈRE – En fait les choses remontent plus loin. Ce ne sont pas les arts de la reproduction mécanique comme tels qui donnent visibilité – moins d’ailleurs aux masses qu’à l’individu quelconque. Ils donnent cette, visibilité moins comme techniques que comme arts. C’est-à-dire qu’ils doivent d’abord être pratiqués et reconnus comme autre chose que des techniques de reproduction ou de diffusion. C’est alors le même principe qui donne visibilité à n’importe qui et qui fait que la photographie et le cinéma peuvent être des arts. On peut même renverser la formule. C’est parce que l’anonyme est devenu un sujet d’art que son enregistrement peut être un art. Que l’anonyme soit non seulement susceptible d’art mais porteur d’une beauté spécifique, cela caractérise en propre le régime esthétique des arts. Non seulement celui-ci a commencé bien avant les arts de la reproduction mécanique, mais c’est proprement lui qui les a rendus possibles par sa manière nouvelle de penser l’art et ses sujets.
Le régime esthétique des arts, c’est d’abord la ruine du système de la représentation, c’est-à-dire d’un système où la dignité des sujets commandait celle des genres de la représentation (tragédie pour les nobles, comédie pour les gens de peu ; peinture d’histoire contre peinture de genre, etc.). Le système de la représentation définissait, avec les genres, les situations et les formes d’expression qui convenaient à la bassesse ou à l’élévation du sujet. Le régime esthétique des arts défait cette corrélation entre sujet et mode de représentation. Cette révolution se passe d’abord dans la littérature. Qu’une époque et une société se lisent sur les traits, les habits ou dans les gestes d’un individu quelconque (Balzac), que l’égout soit le révélateur d’une civilisation (Hugo), que la fille du fermier et la femme du banquier soient prises dans la puissance égale du style comme « manière absolue de voir les choses » (Flaubert), toutes ces formes d’annulation ou de renversement de l’opposition du haut et du bas ne précèdent pas seulement les pouvoirs de la reproduction mécanique. Ils rendent possible que celle-ci soit plus que la reproduction mécanique. La photographie s’est constituée comme art moins à travers les sujets éthérés et les flous artistiques du pictorialisme que par l’assomption du quelconque ; la petite pêcheuse de New Haven photographiée par David Octavius Hill et commentée par Benjamin, les émigrants de L’Entrepont de Stieglitz, les portraits frontaux de Paul Strand ou de Walker Evans. D’une part la révolution technique vient après la révolution esthétique. Mais aussi la révolution esthétique, c’est d’abord la gloire du quelconque – qui est picturale et littéraire avant d’être photographique ou cinématographique. Ajoutons qu’elle appartient à la science de l’écrivain avant d’appartenir à celle de l’historien. Ce ne sont pas le cinéma et la photo qui ont déterminé les sujets et les modes de focalisation de la « nouvelle histoire ». Ce sont plutôt la science historique nouvelle et les arts de la reproduction mécanique qui s’inscrivent dans la même logique de la révolution esthétique. Passer des grands événements et personnages à la vie des anonymes, trouver les symptômes d’un temps, d’une société ou d’une civilisation dans des détails infimes de la vie ordinaire, expliquer la surface par les couches souterraines et reconstituer des mondes à partir de leurs vestiges, ce programme est littéraire avant d’être scientifique. Dans la Préface de Cromwell Hugo revendiquait pour la littérature une histoire des mœurs opposée à l’histoire des événements pratiquée par les historiens. L’histoire savante a repris à son compte l’opposition en opposant à la vieille chronique l’histoire des modes de vie des masses ou celle des espaces. Ce qu’elle laisse tomber, en revanche, et que le cinéma et la photo reprennent, c’est cette logique que laisse apparaître la tradition romanesque, de Balzac à Proust, cette pensée du vrai dont Marx, Freud, Benjamin et la tradition de la « pensée critique » ont hérité : l’ordinaire devient beau comme trace du vrai ; et il devient trace du vrai si on l’arrache à son évidence pour en faire un hiéroglyphe, une figure mythologique ou fantasmagorique. Cette dimension fantasmagorique du vrai qui appartient au régime historique des arts, l’histoire savante l’aplatit dans les concepts sociologiques positivistes de la mentalité/expression et de la croyance/ignorance.
ALICE – Vous vous référez à l’idée de fiction comme notion essentiellement positive. Que faut-il entendre exactement par là ? Quels sont les liens entre l’Histoire dans laquelle nous sommes « embarqués » et les histoires qui sont racontées (ou déconstruites) par les arts du récit ?
JACQUES RANCIÈRE – Il faut distinguer deux choses. Il y a d’abord la séparation entre l’idée de fiction et celle de mensonge qui est ce qu’on peut appeler le moment aristotélicien de la pensée de l’art, le principe du régime représentatif des arts, celui qui autonomise les formes de l’art par rapport à l’économie des occupations communes et à la contre-économie des simulacres : l’agencement d’actions du poème n’est pas un simulacre. Il est un jeu de savoir qui s’exerce dans un espace-temps déterminé. Feindre veut dire d’abord forger, élaborer des structures intelligibles et non pas proposer des leurres.
La révolution esthétique bouleverse ce simple partage en abolissant le privilège aristotélicien – ou albertien – de l’histoire. En déclarant que la poéticité n’est pas le fait de la fable mais celui d’une présence immédiate de la pensée dans le sensible, elle brouille à nouveau la ligne de démarcation dû réel et du fictif. L’agencement fictionnel n’est plus un agencement d’actions, relevant de la convention acceptée et des normes d’appréciation qui l’accompagnent. Il est un agencement de signes. Mais ces signes voyagent dans un double système de polarités : il y a le signe muet, fossilisé, et le signe explicite. Il y a le signe-indice qui porte en lui l’empreinte matérielle et le signe artificiel inventé. La fiction de l’âge esthétique est d’abord un arrangement de signes, c’est-à-dire un jeu entre les différences de potentiel de signification et de vérité des signes. Cela donne à la limite deux esthétiques opposées : une esthétique des traces matérielles et une esthétique du pur artifice. Mais cela donne plus ordinairement le mélange : mélange des valeurs et niveaux de signification des signes, et révocation de la ligne de partage aristotélicienne entre deux « histoires » : la succession empirique et la nécessité construite. Aristote fondait la supériorité de la poésie, racontant « ce qui pourrait se passer » selon la nécessité ou la vraisemblance de l’agencement d’actions poétique, sur l’histoire conçue comme succession empirique des événements, de « ce qui s’est passé ». La révolution esthétique bouleverse les choses : le témoignage et la fiction relèvent d’un même régime de sens. D’un côté 1’« empirique » porte les marques du vrai sous formes de traces et d’empreintes. « Ce qui s’est passé » relève donc directement d’un régime de vérité, d’un régime de monstration de sa propre nécessité. De l’autre « ce qui pourrait se passer » n’a plus la forme autonome et linéaire de l’agencement d’actions.
L’« histoire » poétique désormais articule le réalisme qui nous montre les traces poétiques inscrites à même la réalité et l’artificialisme qui monte des machines de compréhension complexes. Dans le texte auquel vous vous référez, j’ai essayé de montrer que le cinéma documentaire, en ce sens, pouvait être beaucoup plus « fictionnel » que le cinéma fictionnel. Le Tombeau d’Alexandre de Chris Marker auquel je me référais fictionne l’histoire de la Russie du temps des tsars au temps de l’après-communisme à travers le destin d’un cinéaste, Alexandre Medvedkine. Il n’en fait pas un personnage fictionnel, il ne raconte pas d’histoires inventées sur l’URSS. Il joue sur la combinaison de différents types de traces (interviews, visages significatifs, documents d’archives, extraits de films documentaires et fictionnels, etc.) pour proposer des possibilités de penser cette histoire. Le réel doit être fictionné pour être pensé. Le « documentaire » relève souvent d’un logique fictionnelle plus complexe que le « récit fictionnel » qui suppose une certaine stéréotypisation des possibles et de leurs combinaisons. Ces deux propositions sont à distinguer de tout discours – positif ou négatif – selon lequel tout serait « récit », avec des alternances de « grands » et de « petits » récits. La notion de « récit » nous enferme dans les oppositions du réel et de l’artifice où se perdent également positivistes et déconstructionnistes. Il ne s’agit pas, pour moi, de dire que « l’Histoire « n’est faite que des histoires que nous nous racontons. La politique et l’art, comme les savoirs, construisent des « fictions », c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire.
ALICE – Comment comprendre que les énoncés poétiques ou littéraires « prennent corps », aient des effets réels, plutôt que d’être des reflets du réel ? L’idée de « corps politiques » ou de « corps de la communauté » sont-elles plus que des métaphores ? Cette réflexion engage-t-elle une redéfinition de l’utopie ?
JACQUES RANCIÈRE – « Prendre » corps est effectivement une notion ambiguë. Les énoncés politiques ou littéraires font effet dans le réel. Ils définissent des modèles de parole ou d’action mais aussi des régimes d’intensité sensibles. Ils dressent des cartes du visible, des trajectoires entre le visible et le dicible, des rapports entre des modes de l’être, des modes du faire et des modes du dire. Ils définissent des variations des intensités sensibles, des perceptions et des capacités des corps. Ils s’emparent ainsi des humains quelconques, ils creusent des écarts, ouvrent des dérivations, modifient les manières, les vitesses et les trajets selon lesquels ils adhèrent à une condition, réagissent à des situations, reconnaissent leurs images. Ils reconfigurent la carte du sensible en brouillant la fonctionnalité des gestes et des rythmes adaptés aux cycles naturels de la production, de la reproduction et de la soumission. L’homme est un animal littéraire qui se laisse détourner de sa destination « naturelle » par le pouvoir des mots. Cette littérarité est la condition en même temps que l’effet de la circulation des énoncés littéraires « proprement dits ». Mais les énoncés s’emparent des corps et les détournent de leur destination dans la mesure où ils ne sont pas des corps, au sens d’organismes, mais des quasi-corps, des blocs de paroles circulant sans père légitime qui les accompagne vers un destinataire autorisé. Aussi ne produisent-ils pas des corps collectifs. Bien plutôt ils introduisent dans les corps collectifs imaginaires des lignes de fracture, de désincorporation. Cela a toujours été, on le sait, l’obsession des gouvernants et des théoriciens du bon gouvernement. C’est aussi, au XIXe siècle, l’obsession des écrivains « proprement dits » qui écrivent pour dénoncer cette littérarité qui déborde l’institution de la littérature et détourne ses productions. Il est vrai que la circulation de ces quasi-corps détermine des modifications de la perception sensible du commun, du rapport entre le commun de la langue et la distribution sensible des espaces et des occupations. Elle dessine ainsi des communautés aléatoires qui contribuent à la formation de collectifs d’énonciation qui remettent en question la distribution des rôles, des territoires et des langages – en bref, de ces sujets politiques qui remettent en cause le partage donné du sensible. Mais précisément un collectif politique n’est pas un organisme ou un corps communautaire. Les voies de la subjectivation politique ne sont pas celles de l’identification imaginaire mais de la désincorporation « littéraire ». Je ne suis pas sûr que la notion d’utopie rende bien compte de ce travail. Le mot d’utopie est porteur de deux significations contradictoires : le non-lieu et le bon lieu. Les utopies et les socialismes utopiques ont fonctionné sur cette ambiguïté : d’un côté comme révocation des évidences sensibles dans lesquelles s’enracine la normalité de la domination ; de l’autre, comme proposition d’un état de choses où l’idée de la communauté aurait ses formes adéquates d’incorporation, où serait donc supprimée cette contestation sur les rapports des mots aux choses qui fait le cœur de la politique. Dans La Nuit des prolétaires, j’avais analysé, de ce point de vue, la rencontre complexe entre les ingénieurs de l’utopie et les ouvriers. Ce que les ingénieurs saint-simoniens proposaient, c’était un nouveau corps réel de la communauté où les voies d’eau et de fer tracées sur le sol se substitueraient aux illusions de la parole et du papier. Ce que font les seconds, ce n’est pas opposer la pratique à l’utopie, c’est rendre à celle-ci son caractère d’« irréalité », de montage de mots et d’images propre à reconfigurer le territoire du visible, du pensable et du possible.
ALICE – Dans l’hypothèse d’une « fabrique du sensible », le lien entre la pratique artistique et son apparent dehors, à savoir le travail, est essentiel. Comment, pour votre part, concevez-vous un tel lien (exclusion, distinction, indifférence…) ? Peut-on parler de « l’agir humain » en général et y englober les pratiques artistiques, ou bien celles-ci sont-elles en exception sur les autres pratiques ?
JACQUES RANCIÈRE – Ici encore la référence platonicienne peut aider à poser la question. Le miméticien est condamné parce qu’il fait deux choses à la fois, alors que le principe de la communauté bien organisée est que chacun n’y fait qu’une chose, celle à laquelle sa « nature » le destine. En un sens, tout est dit là : l’idée du travail n’est pas d’abord celle d’une activité déterminée, d’un processus de transformation matériel. Elle est celle d’un partage du sensible : une impossibilité de faire « autre chose », fondée sur une « absence de temps ». Cette « impossibilité » fait partie de la conception incorporée de la communauté. Elle pose le travail comme la relégation nécessaire du travailleur dans l’espace-temps privé de son occupation, son exclusion de la participation au commun. Le miméticien apporte le trouble dans ce partage : il est un homme du double, un travailleur qui fait deux choses en même temps. Le plus important est peut-être le corrélat : le miméticien donne au principe « privé » du travail une scène publique. Il constitue une scène du commun avec ce qui devrait déterminer le confinement de chacun à sa place. C’est ce re-partage du sensible qui fait sa nocivité, plus que le danger des simulacres amollissant les âmes. Ainsi la pratique artistique n’est pas le dehors du travail mais sa forme de visibilité déplacée. Le principe de fiction qui régit le régime représentatif de l’art est une manière de stabiliser l’exception artistique, de l’assigner à une tekhnè, ce qui veut dire deux choses : l’art est une technique comme une autre, mais qui s’exerce dans un espace-temps spécifique. Il cesse d’être un simulacre, mais il cesse en même temps d’être la visibilité déplacée du travail, comme partage du sensible.
Le régime esthétique des arts bouleverse, on l’a vu, le partage des espaces. Il ne remet pas en cause simplement le dédoublement mimétique au profit d’une immanence de la pensée dans la matière sensible. Il remet aussi en cause le statut neutralisé de la tekhnè, l’idée de la technique comme imposition d’une forme de pensée à une matière inerte. Il remet en cause l’idée de la séparation des activités. L’état « esthétique » de Schiller, veut marquer, dans toute sa généralité, la suppression de l’opposition entre entendement actif et sensibilité passive. Il veut ruiner, avec une idée de l’art, une idée de la société fondée sur l’opposition entre ceux qui pensent et décident et ceux qui sont voués aux travaux matériels. Cette suspension de la valeur négative du travail est devenue l’affirmation de sa valeur positive comme forme même de l’effectivité commune de la pensée et de la communauté. Cette mutation est passée par la transformation du suspens de 1’« état esthétique » en affirmation positive de la volonté esthétique. Le romantisme proclame le devenir-sensible de toute pensée et le devenir-pensée de toute matérialité sensible comme la fin même de l’activité de la pensée en général. L’art ainsi redevient un symbole du travail. Il anticipe la fin – la suppression des oppositions – que le travail n’est pas encore en mesure de conquérir par et pour lui-même. Mais il le fait dans la mesure où il est production, identité d’un processus d’effectuation matérielle et d’une présentation à soi du sens de la communauté. L’art anticipe le travail parce qu’il en réalise le principe : la transformation de la matière sensible en présentation à soi de la communauté. Les textes du jeune Marx qui donnent au travail le statut d’essence générique de l’homme ne sont possibles que sur la base du programme esthétique de l’idéalisme allemand : l’art comme transformation de la pensée en expérience sensible de la communauté. Et c’est ce programme initial qui fonde la pensée et la pratique des « avant-gardes » des années 1920 : supprimer l’art en tant qu’activité séparée, le rendre au travail, c’est-à-dire à la vie élaborant son propre sens. Les pratiques artistiques ne sont pas « en exception » sur les autres pratiques. Elles représentent et reconfigurent les partages de ces activités.
Cela ne veut pas dire que la valorisation moderne du travail soit le seul effet du mode nouveau de pensée de l’art. Il faut aussi penser la relation inverse, la façon dont les luttes pour sortir le travail de sa nuit – de son exclusion de la visibilité et de la parole communes – ont contribué à redéfinir l’art des artistes. Le culte flaubertien de l’art repose sur une identification de l’art au travail qui suppose elle-même une revalorisation des capacités attachées à l’idée même de travail. Mais celle-ci est moins la découverte de l’essence de l’activité humaine qu’une recomposition du paysage du visible, du rapport entre le faire, l’être, le voir et le dire."